25 transcriptions de Debussy  

par Jean-Claude BOUVERESSE

 

 
 

 

    

   DEBUSSY exerce sur l’interprète une séduction particulière: c’est un compositeur qui  a fait naître une idée nouvelle du son. Vladimir JANKÉLÉVITCH, philosophe et grand mélomane, avouait avec humour que la musique commençait, pour lui, en France après 1870; il se disait incapable de distinguer une sonate de BEETHOVEN d'une sonate de MOZART et, dut-il en être déshonoré, s'ennuyer à la seule perspective d'écouter une note de BACH.

   Avec DEBUSSY, il entrait, en revanche, dans une extase qu’aucun autre compositeur n’avait pu lui faire connaître; il trouvait chez ce maître, dont les sons l’envoûtaient, un goût du mystère qui le comblait, un mystère, si l’on ose dire, clair et diaphane, sans contenu hermétique, participant de ce goût du bizarre, de l'étrange qui régnait à la fin du XIXème siècle, où la théosophie était de mise et où l'on tressaillait à l'idée des délices préraphaélites, du séraphisme et de tous les hiératismes.

    DEBUSSY traque en chaque chose, en effet, le milligramme de mystère qu'elle peut contenir, en chaque être,"le cerne d'irrationnel" qui l’entoure. Rien ne lui échappe de "l'inexistence de l'existence", de "l'instant en instance”. Mais ce n’est pas tout: grâce à la palette de sonorités qu’il invente, il  parvient - joli tour de force - à orienter les tendances du XIXème siècle vers de nouveaux horizons: la désolation romantique, par exemple, se mue en spleen; elle n'appelle plus de ses voeux la consolation, elle reste ouverte sur la mort qui se révèle à la fois sensuelle et glacée; des paysages apparaissent, mais la description est abandonnée: DEBUSSY peint comme on ne l’avait jamais fait auparavant, non pas à la manière des Saisons  de HAYDN ou de la Pastorale  de BEETHOVEN, mais en effaçant le paysage pour n’en laisser paraître que la résonance.

   C’est donc un univers nouveau qui voit le jour, un monde sans emphase, sans redondance: une féerie toute simple. DEBUSSY aime la concision; il se débarrasse du superflu. André SUARÈS disait avec raison que ”l’âge de la reprise, avec DEBUSSY, est révolu”. La répétition, en effet, est bien morte avec lui; la sensation est unique et vous l’oubliez pour la suivante. C’est un monde qui se veut aussi affranchi de tout académisme, cette “science des castors”, selon les termes de DEBUSSY, qui “alourdit nos plus fiers cerveaux”.

   L’on comprend que, devant un univers aussi novateur et fascinant, l’interprète ait envie de s’approprier  des oeuvres qui ne furent pas toujours écrites pour son instrument. C’est de ce désir que sont nées les présentes transcriptions, “annexant” au répertoire violon/piano nombre de mélodies  et de pièces pour piano seul ou à 4 mains. Nous n’avons que  rarement transcrit, avec Théodore PARASKIVESCO, l’intégralité d’une oeuvre, mais seulement retenu les pièces qui se prêtaient le mieux à cette nouvelle instrumentation.    

 

     Nous dirons un mot de celles que nous avons choisies.

      Le Petit Nègre  est un cake-walk pour piano seul, composé en 1909. C’est une musique enjouée à laquelle fera pendant le fameux "Colliwogg's Cake-Walk" des Children’s Corner,  dernière pièce de ce disque.                                                            

     La Petite Suite pour piano à 4 mains date des années 1888/89, la période “bohème” de DEBUSSY; c’est celle du retour à Paris, après le séjour à la Villa Médicis, institution que le jeune Claude-Achille qualifiait “d’usine à spleen”. Seules deux des 4 pièces qui composent le recueil ont été retenues: En bateau  et Menuet.

    C’est à la même période (le 2 février 1889 très exactement) que DEBUSSY fait chanter ses Ariettes oubliées à la Société Nationale de Musique que dirige alors CHAUSSON. Cette musique raffinée, composée sur des textes de VERLAINE, présente un chromatisme exacerbé; elle est immédiatement en but à l’académisme régnant: le critique Camille BELLAIGUE n’y voit que “déliquescence” et FRANCK lui-même (que DEBUSSY qualifiait de “machine à modulation”) a l’impression d’une “musique sur pointes d’aiguilles”. C’est, cependant, une musique fascinante où l’on retrouve l’élément aquatique cher à DEBUSSY. La 3ème Ariette  évoque l'ombre des chênes noirs dans la rivière, une rivière lisse et polie comme un lac. À la surface des eaux immobiles, il y a l'image dédoublée et inversée du moi, ce Narcisse toujours prêt à se pencher sur lui-même. De ces reflets DEBUSSY sera le musicien comme MONET le peintre: les eaux dormantes, le sommeil de l'eau avec ses envoûtements appartiennent, en effet, à l'essence même du domaine debussyste (que l’on songe aux Reflets dans l'eau  ou au 2ème acte de Pelléas).

   Autre rencontre avec VERLAINE, Les Fêtes galantes. De la poésie de VERLAINE, DEBUSSY disait: “Je n’aime plus que ça!”. Il y a bien eu rencontre profonde, en effet, entre le musicien et le poète qui réclamait, de son côté, dans l’écriture poétique, “de la musique avant  toute chose”. DEBUSSY mit en musique 3 des 16 poèmes du recueil verlainien; nous en avons conservé deux. Fantoches  évoque, par un rythme léger et nerveux, les gambades de Scaramouche et de Pulcinella. Le fameux Clair de lune  (que toutes les familles de jeunes pianistes ont entendu) apporte sa poésie nostalgique.

  La Romance  est une courte pièce de jeunesse, au charme désuet.                                                 

  Les deux Arabesques  (l’une de 1888, l’autre de 1891) sont des pièces plaisantes pour piano seul. Elles encadrent une période que l'on évalue mal aujourd'hui sur le plan musical et qu’il est utile de rappeler: les compositeurs qui faisaient rêver Paris à la fin des années 80 et au début des années 90 n’avaient rien à voir avec ceux qui forment notre panthéon actuel: il y avait Cécile CHAMINADE avec la

  

 

    

Danse d'écharpe  et sa Lisonjera, Ethelbert NEVIN avec ses Water Scenes (cet Américain, mort prématurément en 1901, fit des tirages énormes pour l'époque; l'un de ses chants, The Rosary, fut vendu, par exemple, à 287 000 exemplaires pour la seule année 1913; la danseuse Isadora DUNCAN mettait régulièrement au programme de ses spectacles quelques pièces obligées des Water Scenes), VANDERBECK avec L'Edelweiss  ou encore Théodore MOSES-TOBANI avec les Hearts and Flowers. Ce sont de noms bien oubliés aujourd’hui. Certains sont restés, en revanche, qui circulaient déjà dans le public de cette époque: ce sont ceux d'ALBENIZ (avec le Tango  de 1890) et de RACHMANINOV (avec le Prélude en do dièse mineur de1892). Les Arabesques,  toutes à leur beauté sonore, s’inscrivent, sans ambition particulière, dans le goût de l’époque.  

 Les Six épigraphes antiques (1914) sont plus inventives. Elles empruntent leurs titres aux Chansons de Bilitis  de Pierre LOUYS. La version pour deux pianos que l'on tient souvent pour originale n'est, en fait, que l'arrangement d'une partition inédite pour deux flûtes, deux harpes et célesta écrite en 1900 par DEBUSSY, afin d’accompagner la représentation scénique de quelques-unes de ces fameuses chansons. C'est au début des années 1890 que DEBUSSY avait fait la connaissance de Pierre LOUYS, probablement chez Stéphane MALLARMÉ ou à la librairie de l'Art-Indépendant, fréquentée par les Symbolistes. Il convient de dire un mot de ce personnage haut en couleurs: rentier (il avait hérité de 300 000 francs de l'époque), dandy, cultivé, Pierre LOUYS, alors âgé d'une vingtaine d'années, avait été victime d'un mauvais diagnostic; se croyant atteint de tuberculose, avec une espérance de vie de trois ans tout au plus, il avait décidé de mener une vie de fête et de dépenser un tiers de sa fortune par an; DEBUSSY fut le compagnon de ces folles et onéreuses équipées. Ruiné, mais en bonne santé, LOUYS dut vivre aux crochets de son demi-frère et resta l'un des plus proches amis de DEBUSSY, témoignant une confiance inaltérable en son génie. Pierre LOUYS avait hésité entre la musique et les lettres; prodigieusement doué, il jouait du violon, de l'alto, du saxophone, de la clarinette et du piano. Passé définitivement du côté de la littérature, il s'était forgé un idéal de "musicalisation" de la langue; délaissant toutes les figures de rhétorique traditionnelle, il porta, dans les Chansons de Bilitis, toute son attention sur les sonorités, le legato dans les phrases, la subtilité des désinences féminines, la rythmique interne. Autant de points qui facilitèrent la mise en musique que réalisa DEBUSSY. Les lignes mélodiques sont tellement souples qu'elles se prêtent merveilleusement à la transcription; Ernest ANSERMET en a proposé une version pour grand orchestre, Jean-François PAILLARD une magnifique version pour orchestre à cordes. La version pour violon et piano que nous donnons respecte au plus près la partition pour deux pianos; elle permet de retenir quatre des Six épigraphes, les numéros 3 et 6 (Pour que la nuit soit propice  et Pour remercier la pluie au matin) n'étant pas susceptibles de transcription sans que l'on renonce à la richesse de certains accords.

   La Plus que lente  (1910) est une valse simple; DEBUSSY disait qu’elle était "dans le genre brasserie" et il la destinait à de "belles écouteuses".....

  C'est en cette même année 1910 que DEBUSSY fait paraître un premier recueil de Douze Préludes. Ce sont des pièces d’une grande diversité d’inspiration: on passe du genre de la poésie extatique (Les pas sur la neige) au petit tableau impressionniste, comme dans Bruyères  ou la très célèbre Fille aux cheveux de lin ; le genre music-hall anglo-américain est aussi présent avec les Minstrels, ces ménestrels un peu bouffons que DEBUSSY met en scène sur le mode parodique. Toutes ces pièces sont de forme souple et de caractère intimiste; DEBUSSY disait lui-même qu'elles devaient être jouées "entre quatre-z-yeux". On les présente parfois sous le curieux qualificatif de "confidences impersonnelles", ce qui est, certes une contradiction dans les termes, mais décrit assez bien un DEBUSSY à la fois épris d'intimité et ennemi de tout étalement du moi. Écoutons ce qu’André SUARÈS (dans son Debussy, paru en 1936) nous dit avec lyrisme de La Fille aux cheveux de lin : “Elle est là, avec toute son apparence mortelle, ses lèvres virginales, ses petits ongles de nacre sur ses doigts joints; ses yeux de seize ans, ces pervenches  marines d’Irlande; son air de venir sur la lande et les bruyères, comme entre les feuilles d’un missel”; des Pas sur la neige, il fait cette description: “..ce rythme trébuchant, obstiné, comme d’un faux pas sur le feutre perfide, et d’un pied qui glisse et se reprend, évoque à merveille l’horizon blême ou glacé sur l’étendue livide...” Laissons là ce guide imaginatif pour permettre à l’auditeur de mettre sur cette musique ses propres mots, à moins qu’il n’en veuille mettre aucun...

  Nous revenons à la jeunesse de DEBUSSY avec Beau Soir  (1880), mélodie pour voix et piano qui date de ses 18 ans avant de conclure avec le DEBUSSY de la maturité et les Children’s Corner  (1906/1908). C’est une sorte d’album-jouet dédié à sa fille Chouchou (née quinze jours après l’insuccès de La Mer  et qui ne devait survivre à DEBUSSY que d’un an); parmi les six miniatures qu’il comporte et dont le style affectueux et raffiné dépasse le cadre des traditionnelles pièces enfantines, la Serenade for the Doll  est une pièce galante donnée sous le balcon d’une poupée, tandis que le Colliwogg's Cake-Walk   est  une raillerie de Tristan et Yseult, due à une diabolique marionnette anglaise. Ce sont des jouets de luxe dont les titres portent la marque de l’anglomanie de l’époque 1900.    

    Au terme de ce parcours, nous espérons avoir su puiser dans le merveilleux butin légué par DEBUSSY, de belles pièces d’orfèvrerie et n’avoir en rien, par les transcriptions que nous avons réalisées, altéré l’or pur de sa musique.   

                                                     Jean-Claude BOUVERESSE