DEBUSSY exerce sur l’interprète une séduction
particulière: c’est un compositeur qui a fait naître une idée
nouvelle du son. Vladimir JANKÉLÉVITCH, philosophe et grand mélomane,
avouait avec humour que la musique commençait, pour lui, en France
après 1870; il se disait incapable de distinguer une sonate de
BEETHOVEN d'une sonate de MOZART et, dut-il en être déshonoré,
s'ennuyer à la seule perspective d'écouter une note de BACH.
Avec DEBUSSY, il entrait, en
revanche, dans une extase qu’aucun autre compositeur n’avait pu lui
faire connaître; il trouvait chez ce maître, dont les sons
l’envoûtaient, un goût du mystère qui le comblait, un mystère, si l’on
ose dire, clair et diaphane, sans contenu hermétique, participant de
ce goût du bizarre, de l'étrange qui régnait à la fin du XIXème
siècle, où la théosophie était de mise et où l'on tressaillait à
l'idée des délices préraphaélites, du séraphisme et de tous les
hiératismes.
DEBUSSY traque en chaque
chose, en effet, le milligramme de mystère qu'elle peut contenir, en
chaque être,"le cerne d'irrationnel" qui l’entoure. Rien ne lui
échappe de "l'inexistence de l'existence", de "l'instant en instance”.
Mais ce n’est pas tout: grâce à la palette de sonorités qu’il invente,
il parvient - joli tour de force - à orienter les tendances du XIXème
siècle vers de nouveaux horizons: la désolation romantique, par
exemple, se mue en spleen; elle n'appelle plus de ses voeux la
consolation, elle reste ouverte sur la mort qui se révèle à la fois
sensuelle et glacée; des paysages apparaissent, mais la description
est abandonnée: DEBUSSY peint comme on ne l’avait jamais fait
auparavant, non pas à la manière des Saisons de HAYDN ou de la
Pastorale de BEETHOVEN, mais en effaçant le paysage pour n’en laisser
paraître que la résonance.
C’est donc un univers nouveau
qui voit le jour, un monde sans emphase, sans redondance: une féerie
toute simple. DEBUSSY aime la concision; il se débarrasse du superflu.
André SUARÈS disait avec raison que ”l’âge de la reprise, avec
DEBUSSY, est révolu”. La répétition, en effet, est bien morte avec
lui; la sensation est unique et vous l’oubliez pour la suivante. C’est
un monde qui se veut aussi affranchi de tout académisme, cette
“science des castors”, selon les termes de DEBUSSY, qui “alourdit nos
plus fiers cerveaux”.
L’on comprend que, devant un
univers aussi novateur et fascinant, l’interprète ait envie de
s’approprier des oeuvres qui ne furent pas toujours écrites pour son
instrument. C’est de ce désir que sont nées les présentes
transcriptions, “annexant” au répertoire violon/piano nombre de
mélodies et de pièces pour piano seul ou à 4 mains. Nous n’avons que
rarement transcrit, avec Théodore PARASKIVESCO, l’intégralité d’une oeuvre,
mais seulement retenu les
pièces qui se prêtaient le mieux à cette nouvelle instrumentation.
Nous dirons un mot de
celles que nous avons choisies.
Le Petit Nègre est un
cake-walk pour piano seul, composé en 1909. C’est une musique enjouée
à laquelle fera pendant le fameux "Colliwogg's Cake-Walk" des Children’s
Corner, dernière pièce de ce disque.
La Petite Suite pour piano
à 4 mains date des années 1888/89, la période “bohème” de DEBUSSY;
c’est celle du retour à Paris, après le séjour à la Villa Médicis,
institution que le jeune Claude-Achille qualifiait “d’usine à spleen”.
Seules deux des 4 pièces qui composent le recueil ont été retenues: En bateau et
Menuet.
C’est à la même période (le
2 février 1889 très exactement) que DEBUSSY fait chanter ses Ariettes
oubliées à la Société Nationale de Musique que dirige alors CHAUSSON.
Cette musique raffinée, composée sur des textes de VERLAINE, présente
un chromatisme exacerbé; elle est immédiatement en but à l’académisme
régnant: le critique Camille BELLAIGUE n’y voit que “déliquescence” et
FRANCK lui-même (que DEBUSSY qualifiait de “machine à modulation”) a
l’impression d’une “musique sur pointes d’aiguilles”. C’est,
cependant, une musique fascinante où l’on retrouve l’élément aquatique
cher à DEBUSSY. La 3ème Ariette évoque l'ombre des chênes noirs dans
la rivière, une rivière lisse et polie comme un lac. À la surface des
eaux immobiles, il y a l'image dédoublée et inversée du moi, ce
Narcisse toujours prêt à se pencher sur lui-même. De ces reflets
DEBUSSY sera le musicien comme MONET le peintre: les eaux dormantes,
le sommeil de l'eau avec ses envoûtements appartiennent, en effet, à
l'essence même du domaine debussyste (que l’on songe aux Reflets dans
l'eau ou au 2ème acte de Pelléas).
Autre rencontre avec
VERLAINE, Les Fêtes galantes. De la poésie de VERLAINE, DEBUSSY
disait: “Je n’aime plus que ça!”. Il y a bien eu rencontre profonde,
en effet, entre le musicien et le poète qui réclamait, de son côté,
dans l’écriture poétique, “de la musique avant toute chose”. DEBUSSY
mit en musique 3 des 16 poèmes du recueil verlainien; nous en avons
conservé deux. Fantoches évoque, par un rythme léger et nerveux, les
gambades de Scaramouche et de Pulcinella. Le fameux Clair de lune
(que toutes les familles de jeunes pianistes ont entendu) apporte sa
poésie nostalgique.
La Romance est
une courte pièce de jeunesse, au charme désuet.
Les deux Arabesques (l’une de
1888, l’autre de 1891) sont des pièces plaisantes pour piano seul.
Elles encadrent une période que l'on évalue mal aujourd'hui sur le
plan musical et qu’il est utile de rappeler: les compositeurs qui
faisaient rêver Paris à la fin des années 80 et au début des années 90
n’avaient rien à voir avec ceux qui forment notre panthéon actuel: il
y avait Cécile CHAMINADE avec la
|
|
Danse d'écharpe et sa
Lisonjera, Ethelbert
NEVIN avec ses Water Scenes (cet Américain, mort prématurément en
1901, fit des tirages énormes pour l'époque; l'un de ses chants, The
Rosary, fut vendu, par exemple, à 287 000 exemplaires pour la seule
année 1913; la danseuse Isadora DUNCAN mettait régulièrement au
programme de ses spectacles quelques pièces obligées des Water Scenes),
VANDERBECK avec L'Edelweiss ou encore Théodore MOSES-TOBANI avec les
Hearts and Flowers. Ce sont de noms bien oubliés aujourd’hui. Certains
sont restés, en revanche, qui circulaient déjà dans le public de cette
époque: ce sont ceux d'ALBENIZ (avec le Tango de 1890) et de
RACHMANINOV (avec le Prélude en do dièse mineur de1892). Les
Arabesques, toutes à leur beauté sonore, s’inscrivent, sans ambition
particulière, dans le goût de l’époque.
Les Six épigraphes antiques
(1914) sont plus inventives. Elles empruntent leurs titres aux
Chansons de Bilitis de Pierre LOUYS. La version pour deux pianos que
l'on tient souvent pour originale n'est, en fait, que l'arrangement
d'une partition inédite pour deux flûtes, deux harpes et célesta
écrite en 1900 par DEBUSSY, afin d’accompagner la représentation
scénique de quelques-unes de ces fameuses chansons. C'est au début des
années 1890 que DEBUSSY avait fait la connaissance de Pierre LOUYS,
probablement chez Stéphane MALLARMÉ ou à la librairie de l'Art-Indépendant,
fréquentée par les Symbolistes. Il convient de dire un mot de ce
personnage haut en couleurs: rentier (il avait hérité de 300 000
francs de l'époque), dandy, cultivé, Pierre LOUYS, alors âgé d'une
vingtaine d'années, avait été victime d'un mauvais diagnostic; se
croyant atteint de tuberculose, avec une espérance de vie de trois ans
tout au plus, il avait décidé de mener une vie de fête et de dépenser
un tiers de sa fortune par an; DEBUSSY fut le compagnon de ces folles
et onéreuses équipées. Ruiné, mais en bonne santé, LOUYS dut vivre aux
crochets de son demi-frère et resta l'un des plus proches amis de
DEBUSSY, témoignant une confiance inaltérable en son génie. Pierre
LOUYS avait hésité entre la musique et les lettres; prodigieusement
doué, il jouait du violon, de l'alto, du saxophone, de la clarinette
et du piano. Passé définitivement du côté de la littérature, il
s'était forgé un idéal de "musicalisation" de la langue; délaissant
toutes les figures de rhétorique traditionnelle, il porta, dans les
Chansons de Bilitis, toute son attention sur les sonorités, le legato
dans les phrases, la subtilité des désinences féminines, la rythmique
interne. Autant de points qui facilitèrent la mise en musique que
réalisa DEBUSSY. Les lignes mélodiques sont tellement souples qu'elles
se prêtent merveilleusement à la transcription; Ernest ANSERMET en a
proposé une version pour grand orchestre, Jean-François PAILLARD une
magnifique version pour orchestre à cordes. La version pour violon et
piano que nous donnons respecte au plus près la partition pour deux
pianos; elle permet de retenir quatre des Six épigraphes, les numéros
3 et 6 (Pour que la nuit soit propice et Pour remercier la pluie au
matin) n'étant pas susceptibles de transcription sans que l'on renonce
à la richesse de certains accords.
La Plus que lente (1910) est
une valse simple; DEBUSSY disait qu’elle était "dans le genre
brasserie" et il la destinait à de "belles écouteuses".....
C'est en cette même année 1910
que DEBUSSY fait paraître un premier recueil de Douze Préludes. Ce
sont des pièces d’une grande diversité d’inspiration: on passe du
genre de la poésie extatique (Les pas sur la neige) au petit tableau
impressionniste, comme dans Bruyères ou la très célèbre
Fille aux
cheveux de lin ; le genre music-hall anglo-américain est aussi présent
avec les Minstrels, ces ménestrels un peu bouffons que DEBUSSY met en
scène sur le mode parodique. Toutes ces pièces sont de forme souple et
de caractère intimiste; DEBUSSY disait lui-même qu'elles devaient être
jouées "entre quatre-z-yeux". On les présente parfois sous le curieux
qualificatif de "confidences impersonnelles", ce qui est, certes une
contradiction dans les termes, mais décrit assez bien un DEBUSSY à la
fois épris d'intimité et ennemi de tout étalement du moi. Écoutons ce
qu’André SUARÈS (dans son Debussy, paru en 1936) nous dit avec lyrisme
de La Fille aux cheveux de lin : “Elle est là, avec toute son apparence
mortelle, ses lèvres virginales, ses petits ongles de nacre sur ses
doigts joints; ses yeux de seize ans, ces pervenches marines
d’Irlande; son air de venir sur la lande et les bruyères, comme entre
les feuilles d’un missel”; des Pas sur la neige, il fait cette
description: “..ce rythme trébuchant, obstiné, comme d’un faux pas sur
le feutre perfide, et d’un pied qui glisse et se reprend, évoque à
merveille l’horizon blême ou glacé sur l’étendue livide...” Laissons
là ce guide imaginatif pour permettre à l’auditeur de mettre sur cette
musique ses propres mots, à moins qu’il n’en veuille mettre aucun...
Nous revenons à la jeunesse
de DEBUSSY avec Beau Soir (1880), mélodie pour voix et piano qui date
de ses 18 ans avant de conclure avec le DEBUSSY de la maturité et les
Children’s Corner (1906/1908). C’est une sorte d’album-jouet dédié à
sa fille Chouchou (née quinze jours après l’insuccès de La Mer et qui
ne devait survivre à DEBUSSY que d’un an); parmi les six miniatures
qu’il comporte et dont le style affectueux et raffiné dépasse le cadre
des traditionnelles pièces enfantines, la Serenade for the Doll est
une pièce galante donnée sous le balcon d’une poupée, tandis que le
Colliwogg's Cake-Walk est une raillerie de Tristan et Yseult, due
à une diabolique marionnette anglaise. Ce sont des jouets de luxe dont
les titres portent la marque de l’anglomanie de l’époque 1900.
Au terme de ce parcours, nous
espérons avoir su puiser dans le merveilleux butin légué par DEBUSSY,
de belles pièces d’orfèvrerie et n’avoir en rien, par les
transcriptions que nous avons réalisées, altéré l’or pur de sa
musique.
Jean-Claude
BOUVERESSE |